vendredi 16 septembre 2011

De profundis clamavi ad te...

"Nous eûmes des rendez-vous, les matins de printemps, dans la saulaie, le long de l'eau. Là, nous nous tenions par la main, pas trop près l'un de l'autre, et ne disant mot, et ne nous regardant pas. Mais j'entendais bien son souffle, et le mien, très forts, très précipités, comme si nous avions été hors d'haleine. Puis, ce fut l'été. J'avais dix-sept ans. Maintenant, en marchant, je ne me tenais pas si loin d'elle. Je n'osais pas encore lui parler, mais je l'attirais vers moi, comme si j'avais voulu lui dire des mots à l'oreille. Elle tournait la tête vers les arbres, ou la baissait vers le sable de la venelle. Une fois, brusquement - il y avait dans l'air des flammes et nous allions dans un bourdonnement d'abeilles et de mouches d'or, qui étaient comme du feu volant partout, - je la serrai contre moi et, sans savoir où je les mettais je mis mes lèvres à sa bouche. Nous nous arrêtâmes, étonnés, ravis, éperdus ! et toujours je baisais, je baisais sa belle petite bouche chaude qui ne pouvait pas se refermer.
"Comment se fit-il qu'à cette minute même où mon coeur d'enfant s'épanouissait en coeur d'homme, mon regard - sans que mon baiser quittât tout à fait le sien -, s'écarta d'elle un peu, et considéra nos deux ombres, nos deux ombres grêles et longues nettement dessinées sur la paleur de l'étroit chemin ?
"Je voyais, noirceurs à peine, son corps près de mon corps, je voyais nos bras mêlés, je voyais, un peu plus haut encore, son front, et le joli ébouriffement de ses cheveux... mais, tandis que j'aspirais son souffle, je ne voyais pas... non, non, je ne voyais pas sur la pâleur du chemin mon visage à moi, je ne voyais pas mon front, je ne voyais pas mes cheveux. Mes vraies lèvres frôlaient ses lèvres ! Mais, au-dessus du cou, mon ombre n'avait pas de bouche, ni de front, ni de cheveux !... Mon ombre n'avait pas de tête.


Catulle Mendès, Exigence de l'ombre et autres contes cruels

vendredi 2 septembre 2011

samedi 27 août 2011

Une chiffe

-La veille du jour de l'An, vous avez cassé une tasse à thé avec la soucoupe... A déduire, deux roubles... La tasse vaut plus cher, c'est un souvenir de famille, mais passons... Tant pis ! Continuons ! Faute de surveillance de votre part, Colas est monté sur un arbre et a déchiré sa veste... A déduire, dix roubles... Faute de surveillance, également de votre part, la femme de chambre a volé les bottines de Barbara. Vous devez avoir l'oeil à tout, vous êtes payée pour ça... Donc, encore cinq roubles à déduire. Le dix janvier vous m'avez emprunté dix roubles...
-Je n'ai pas emprunté... murmura Julie.
-Je l'ai pourtant noté !
-Soit... bon...
-Vingt-sept roubles ôtés de quarante et un, reste quatorze...
Les yeux de Julie se remplirent de larmes... la sueur perla sur son joli nez droit. Pauvre fille !
-Je n'ai emprunté de l'argent qu'une fois, dit-elle d'une voix tremblante, trois roubles à Madame... C'est tout ce que j'ai emprunté.
-Tiens ? Et moi qui n'avais pas noté ça. Trois ôtés de quatorze, reste onze... Voici votre argent, ma chère ! Trois... trois, trois... un et un... prenez.
Et je lui donnai onze roubles... Elle les prit de ses doigts tremblants et les fourra dans sa poche.
-Merci, murmura-t-elle.
Je me levai rapidement et me mis à arpenter la pièce. La colère m'avait saisi.
-Et pourquoi merci ? demandai-je.
-Pour l'argent...
-Mais, diable, je vous ai dévalisée, je vous ai dépouillée ! Je vous ai volée ! Pourquoi ce merci ?
-Dans mes autres places, on ne me donnait rien du tout !...
-On ne vous donnait rien du tout. Ca se comprend !... Je vous ai fait une farce, je vous ai donné une cruelle leçon... Je vais vous payer vos quatre-vingts roubles ! Les voilà tout préparés dans une enveloppe ! mais comment peut-on être aussi amorphe ? Pourquoi ne protestez-vous pas ? Peut-on vivre dans ce monde, sans montrer les dents ? Est-il possible d'être aussi nouille ?
Elle eut un sourire piteux; sur son visage, je lus: "On peut."
Je lui demandai pardon pour la cruelle leçon et, à son grand étonnement, je lui donnai ses quatre-vingts roubles.
-Elle balbutia quelques timides merci. Je la suivis des yeux et je pensai: "On n'a pas de peine à être fort, en ce monde."


Anton Tchekhov, Nouvelles

dimanche 21 août 2011

Ananas symphonie

Je courus à d'autres tendresses, et un mois environ se passa sans que la pensée de revoir cette petite amoureuse funéraire fût assez forte pour que j'y cédasse. Cependant je ne l'oubliais point... Son souvenir me hantait comme un mystère, comme un problème de psychologie, commme une de ces questions inexplicables dont la solution nous harcèle.
Je ne sais pourquoi, un jour, je m'imaginai que je la retrouverais au cimetière Montmartre, et j'y allai.
Je m'y promenai longtemps sans rencontrer d'autres personnes que les visiteurs ordinaires de ce lieu, ceux qui n'ont pas encore rompu toutes relations avec leurs morts. La tombe du capitaine tué au Tonkin n'avait pas de pleureuse sur son marbre, ni de fleurs, ni de couronnes.
Mais comme je m'égarais dans un autre quartier de cette grande ville de trépassés, j'aperçus tout à coup, au bout d'une étroite avenue de croix, venant vers moi, un couple en grand deuil, l'homme et la femme. O stupeur ! quand ils s'approchèrent, je la reconnus. C'était elle !
Elle me vit, rougit, et, comme je la frôlais en la croisant, elle me fit un tout petit signe, un tout petit coup d'oeil qui signifiaient: "Ne me reconnaissez pas", mais qui semblaient dire aussi: "Revenez me voir, mon chéri."
L'homme était bien, distingué, chic, officier de la Légion d'honneur, âgé d'environ cinquante ans.
Et il la soutenait, comme je l'avais soutenue moi-même en quittant le cimetière.
Je m'en allai stupéfait, me demandant ce que je venais de voir, à quelle race d'êtres appartenait cette sépulcrale chasseresse. Etait-ce une simple fille, une prostituée inspirée qui allait cueillir sur les tombes les hommes tristes, hantés par une femme, épouse ou maîtresse, et troublés encore du souvenir des caresses disparues ? Etait-elle unique ? Sont-elles plusieurs ? Est-ce une profession ? Fait-on le cimetière comme on fait le trottoir ? Les Tombales ! Ou bien avait-elle eu seule cette idée admirable, d'une philosophie profonde, d'exploiter les regrets d'amour qu'on ranime en ces lieux funèbres ?
Et j'aurais bien voulu savoir de qui elle était veuve, ce jour-là ?


Guy De Maupassant, Les Tombales et autres nouvelles

mardi 16 août 2011

Votre vie anecdotale !

C'est maintenant l'automne de ma seconde année à Paris. On m'y a envoyé pour une raison dont je n'ai jamais pu sonder la profondeur.
Je n'ai pas d'argent, pas de ressources, pas d'espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j'étais un artiste. Je n'y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s'est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci !
Et celui-ci, alors ? Ce n'est pas un livre. C'est un libelle, c'est de la diffamation, de la calomnie. Ce n'est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C'est une insulte démesurée, un crachat à la face de l'Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l'Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l'Amour ! ... à ce que vous voudrez. Je m'en vais chanter pour vous, chanter en détonnant un peu peut-être, mais chanter. Je chanterai pendant que vous crèverez, je danserai sur votre ignoble cadavre...
Pour chanter, il faut d'abord ouvrir la bouche. Il faut avoir deux poumons, et quelque connaissance de la musique. Il n'est pas nécessaire d'avoir un accordéon ou une guitare. La chose essentielle, c'est de vouloir chanter. Or donc, ceci est un chant. Je chante.
C'est pour vous, Tania, que je chante. Je voudrais bien savoir mieux chanter, plus mélodieusement, mais peut-être alors vous n'auriez jamais consenti à m'écouter. Vous avez entendu les autres chanter, et ils vous ont laissée froide. Leur chant était trop beau, ou alors pas assez.
Nous sommes le vingt et quelque chose d'octobre. Je ne cours plus après la date exacte. Iriez-vous dire - mon rêve du 14 novembre dernier ? Il y a des intervalles, mais ils exisent entre les rêves, et il ne nous en reste aucune conscience. Le monde autour de moi se dissout, laissant çà et là des îlots de temps. Le monde est un cancer qui se dévore lui-même... Je songe que lorsque le grand silence descendra sur tout et partout, la musique enfin triomphera. Quand, dans la matrice du temps, tout se sera à nouveau résorbé, le chaos règnera à nouveau, et le chaos c'est la partition sur laquelle s'inscrit la réalité. Vous, Tania, vous êtes mon chaos. Voilà pourquoi je chante. Ce n'est pas même moi, c'est le monde qui meurt, et qui se dépouille du temps. Je suis encore vivant, je cogne dans votre matrice, et c'est une réalité sur laquelle écrire.


Henry Miller, Tropique du cancer

dimanche 14 août 2011

Je suis invulnérable

Souvent, tandis que je me traînais sur le chemin du retour, l'étui à cigarettes vide, le visage brûlant sous la brise aurorale comme si je venais tout juste de me défaire d'un maquillage de théâtre, chacun de mes pas résonnant douloureusement sous mon crâne, je tournais et retournais dans ma tête le souvenir du misérable petit plaisir que je venais d'éprouver, et je m'étonnais, je m'apitoyais sur moi-même, je me sentais abattu et effrayé. Le sommet de la jouissance amoureuse n'était pour moi qu'un monticule blême dominant une perpective implacable. Pour pouvoir supporter sa vie, un homme a besoin de connaître des moments de vacuité absolue. Or, je me sentais perpétuellement exposé et perpétuellement lucide; même pendant mon sommeil, je ne cessais de m'observer, butant sur l'absurdité de mon existence, perdant la tête devant mon incapacité à jouir un instant de la vie, inconscient de moi-même, enviant le sort de tous ces simples - employés de bureau, révolutionnaires ou commerçants - qui croient à leurs petites occupations et s'y adonnent avec enthousiasme. J'étais dépourvu de cette bienheureuse carapace et, par ces terribles petits matins bleu pâle, tandis que mes talons claquaient sur les trottoirs de la ville déserte, j'imaginais un personnage qui deviendrait fou parce qu'il se mettrait à percevoir la rotation dans l'espace du globe terrestre: je le voyais chancelant, luttant pour conserver son équilibre, s'agrippant aux meubles; ou encore s'installant dans un coin près de la fenêtre avec le ricanement allègre de l'inconnu qui en chemin de fer se tourne vers vous et dit: "Voilà ce qui s'appelle aller un train d'enfer, non ?" alors que les saccades et les soubresauts du wagon commencent à lui donner la nausée; il se met bientôt à sucer un citron ou un cube de glace, il s'étend par terre, mais rien n'y fait. Rien ne peut arrêter la machine, le conducteur est aveugle, il n'est pas question de freiner - et le coeur du voyageur éclate quand la vitesse devient intolérable.


Vladimir Nabokov, Le Guetteur